Leçons de bêtes
On pourrait difficilement se faire une idée de la quantité de relations – parfois brillantes – que je me crée en chemin de fer.
Mon truc est des plus simples, et je ne saurais trop le recommander aux amateurs : le sourire aux lèvres, je commence par rendre à celui de mes co-compartimentaux que j’ai visé, un de ces mille petits services dont l’occasion se présente si facilement à personnes voyageant de concert, puis, la conversation s’étant engagée, si banal que soit le colloque, j’ai vite fait de découvrir la mentalité de mon bonhomme ou de ma bonne femme, et lui donne aussitôt la réplique en abondant, en surabondant dans son sens, en amplifiant son opinion, en m’appliquant à fournir de lapidaires formules aux visions parfois confuses de mon provisoire et souvent médiocre compagnon.
S’imaginant que je pense exactement comme lui, ce dernier me prend aussitôt pour un garçon véritablement remarquable et me voue, neuf fois sur dix, une sympathie qui ne demande qu’à s’exercer.
... C’est de la sorte que je connus, voici quelques jours, un long vieux monsieur, qui s’appelle le baron Groleau de la Lotterie, et son petit-fils, un galopin d’une douzaine d’années, mais fort laid.
Les oreilles, d’abord, de cet enfant, avaient attiré mon attention : d’une superficie fort au-dessus de la moyenne (le double environ), ces appendices auditifs semblaient orientés de façon à ne perdre, en d’importantes régates, la moindre parcelle d’un excellent vent arrière.
Je fus même légèrement inquiet, en constatant chez les oreilles du môme, l’absence du moindre dispositif permettant d’y prendre un ris ou deux, au cas où la brise viendrait à fraîchir brusquement.
... Au bout de peu d’instants, le baron Groleau de la Lotterie me disait :
– Ce jeune garçon est mon petit-fils, que ses parents veulent bien me confier pendant le mois de septembre jusqu’à la rentrée des classes.
– Il me semble fort intelligent et de bonnes manières.
– Il chasse de race : les Groleau ont toujours été réputés pour leur grand esprit, et cela, cher monsieur, ne date pas d’aujourd’hui, car certains mémoires du temps signalent la présence d’un chevalier de la Lotterie, non pas seulement à la soi-disant première croisade, mais à une petite croisade qui précéda celle-là et que les historiens, mal renseignés, passent généralement sous silence.
– Comme qui dirait une répétition générale.
– Ce qui ne m’empêche pas, poursuivit le baron, d’avoir des idées, tout ce qu’il y a de plus modernes, sur toutes choses, et principalement sur l’éducation des enfants.
– Vous n’en avez que plus de mérite, monsieur le baron.
– Oui, j’ai imaginé pour mon petit-fils un système dont je suis particulièrement satisfait : au lieu de ces fameuses leçons de choses, dont les pédants nous rebattent les oreilles, j’emploie les leçons de bêtes.
– Ah ! ah ! souris-je servilement, très bien ! très bien ! monsieur le baron, très bien !
– Voici comment je procède : ayant remarqué que tous les animaux ont chacun leurs vices, je les punis, en présence de mon petit-fils, par où ils ont coutume de pécher. Ainsi, j’ai un âne qui s’était mis dans la tête de ne pas franchir un petit ruisseau dans ma propriété ? Qu’ai-je fait ? J’accrochai un fort palan dans un arbre, je hisse mon baudet et le dépose malgré lui de l’autre côté du ruisseau, et cela, cher monsieur, pendant des heures entières !
– Fort ingénieux !
– J’ai des paons magnifiques, dans mon parc, eh bien ! la queue de ces orgueilleux volatiles est enfermée dans une gaine de toile grise, qui ne les quitte jamais... Je t’en ficherai, moi, de la vanité !...
– Parfait !
– C’est comme pour les lézards. Connaissez-vous pareils fainéants ? Aussi, tous les jours, au moment où ils sont endormis au soleil, j’en attrape le plus que je peux, et les introduis dans ces petites cages tournantes semblables, mais en plus petit, à celles où l’on met des écureuils, et il faut bien, bon gré mal gré, qu’ils tournent, et qu’ils tournent, les paresseux, pendant deux ou trois heures ! Après quoi, je les remets en liberté.
– Vous êtes encore bien bon de les lâcher, ces ignobles flemmards !
– Le malheur c’était que, affublés par la nature d’une carapace gris-bleuté, dont le ton se confondait avec celui de nos vieux murs, ils étaient assez malaisés à capturer. Alors, il m’est venu une idée de génie : j’ai fait badigeonner toutes les murailles, tous les rochers même, d’un enduit rouge brique, sur lequel ils sont maintenant beaucoup plus visibles... Faites-moi donc, cher monsieur, l’amitié de venir visiter mon château ; je vous montrerai tout cela par le menu. C’est fort curieux.
Je n’aurai garde de manquer si gracieuse invitation.